La passion chez les développeurs est un concept qui met une pression folle à beaucoup de gens. Tu en entends parler en permanence. Tu le vois dans toutes les offres d’emplois, comme une obligation absolue. Si t’es pas assez passionné, t’as rien à foutre ici, c’est clair ?
La tyrannie de la passion
Je te parle de ça aujourd’hui parce que j’ai reçu un mail d’un jeune développeur récemment. J’ai la chance d’en recevoir beaucoup. Mais celui-là, il m’a fait pleurer du sang.
Après seulement quelques mois, il pense déjà ragequit. Il aime ça le développement. Mais il n’est pas complètement passionné « comme tout développeur doit l’être ». Alors à quoi bon ?
Dans ton domaine, beaucoup plus que dans les autres, il y a cette tyrannie de la passion. C’est tellement fort que ça fait flipper les nouveaux arrivants. En fait, même toi t’es concerné. Ton métier c’est l’un des seules où la passion est utilisée comme mesure pour embaucher ou déterminer la valeur de quelqu’un. Et dans le plus grand des calmes, tout le monde trouve ça normal.
Si tu bosses pas tous les soirs sur un side project, t’es pas un vrai dev. C’est honteux ton attitude. Du coup, tu le dis à personne que le dev c’est pas toute ta vie. C’est ton petit secret.
Et pour énormément de gens, cette tyrannie est normale. L’argument principal c’est que développeur, c’est un métier compliqué. Pour surmonter ces difficultés, il faudrait une véritable passion. Et il faudrait encore plus de passion pour être « un bon développeur ».
Le problème avec cet argument de l’enfer, c’est que tout dépend où tu mets le curseur. C’est toujours une histoire de nuances.
50 nuances de dev
Avant qu’on se fâche tous les deux, il faut qu’on se mette d’accord sur la définition de « passion ». La définition du Larousse est la suivante : « État affectif intense et irraisonné qui domine quelqu’un ». On va utiliser cette définition.
Le développeur passionné vit code, pense code, mange code, partout, tout le temps, depuis toujours et pour toujours. C’est une obsession. C’est intense. Sa grille de commit sur GitHub, c’est carnaval. Il a presque dédié sa vie à ça. Il arrive tôt le matin et part très tard le soir, par passion. Tu peux le payer moins tant qu’il bosse sur sa techno de cœur, par passion. Il ne te parle que de développement, par passion. Quand ils arrivent chez lui, c’est pour bosser sur un de ces side-projet, par passion.
Et pour que ça soit bien clair : dans cet article je pars du principe qu’un véritable passionné passe la grosse majorité de son temps libre à coder.
Ensuite, il y a la masse. Je me considère comme un random dev, donc je me lance. Le développement est l’une de mes passions. Cette nuance est importante. J’ai un fort intérêt pour le sujet. Fréquemment, je fais de la veille pour savoir ce qui se passe. Mon truc préféré c’est de comprendre comment fonctionnent les choses. Je sais pas, je prends du plaisir à savoir comment ça fonctionne. Parfois, un langage ou une techno me fait de l’œil. Alors je joue avec et je t’en fais un article. Au travail, je suis excité quand je construis mon truc avec ce que j’ai compris. Je suis fier de le voir tourner. J’ai souvent l’impression d’être payé à faire des trucs marrants.
Alors oui, je suis fan, mais pas fanatique. Le développement, c’est pas toute ma vie. J’utilise le même mot, passion, mais la nuance c’est que pour moi c’est un centre d’intérêt qui ne domine pas les autres. Oui, parfois ça me soûle. Oui, mon salaire est important. Non, je ne veux pas finir tous les soirs à 22h. Non, je n’ai pas un side project en cours. Oui, je vais te parler d’autres sujets. Et putain, non, je passe pas tout mon temps libre à coder.
Ensuite, il y a ceux qui sont là parce que ça les intéresse vaguement. Malgré leur intérêt modéré, ces gens las travaillent et livrent normalement. Ils font les choses sans grande émotion, ça fonctionne, ils rentrent chez eux, fin de l’histoire. En fait, comme la plupart des gens dans les autres métiers. Mais juste, apparemment, c’est pas normal cette attitude dans le nôtre. Et ça va t’étonner, mais c’est dans cette catégorie-là que se trouvent les meilleurs développeurs avec qui j’ai jamais travaillé. On en parlera plus tard.
Enfin, on trouve ceux qui sont là purement pour la thune. Rien à foutre du métier de façon générale. La journée n’est qu’une longue torture à tenter de faire fonctionner des bouts de code les uns avec les autres. Ces gens-là sont très peu nombreux donc on va pas s’éterniser.
Maintenant qu’on parle de la meme chose, je vais commencer à mettre des grands coup de battes sur des idées préconçues.
Pour les nouveaux
D’abord, je veux m’adresser à toi qui es là depuis peu. C’est surtout pour toi que je fais cet article. Si tu es nouveau parmi nous, tu es la première victime de cette tyrannie. Il faut que tu comprennes certaines choses avant de t’enfuir en courant.
La maîtrise de la programmation ne nécessite pas que tu sois un passionné. La programmation est un ensemble de savoirs et de techniques informatiques. Ça vient avec de l’expérience et de la pratique sur des projets différents et progressivement complexes. Le seul point commun de tous les développeurs qui ont du succès, c’est le travail. Pas la passion.
La maîtrise de la programmation n’est pas un talent « inné ». Les passionnés n’ont aucun talent inné. Leur maîtrise s’est faite avec le temps et ils ont tendance à l’oublier. Jamais une compétence est devenue autant un mythe dans la tête des gens. On dirait qu’on est des astrophysiciens en mécanique quantique. Faut arrêter de faire peur aux gens comme ça.
C’est même dangereux cet élitisme. Beaucoup de développeurs vont tracer une ligne dans le sable. Soit t’es trop fort, une vraie rock-star, soit t’es nul à chier. Et quand t’es nouveau, tu sais déjà où est ta place.
Le talk de Jacob Kaplan-Moss parle très bien de ça, c’est un MUST WATCH pour tout développeur. Maintenant attention, je suis convaincu qu’il faut un minimum d’intérêt pour réussir. Mais y’a un twist …
Quand la pratique nourrit l’intérêt
Ce que beaucoup de gens ne comprennent pas, ou ont oublié, c’est que l’intérêt vient avec la pratique. La pratique amène à la maîtrise et la maîtrise nourrit l’intérêt. Quand on devient bon à quelque chose, on prend du plaisir. On se sent puissant et ça devient vite addictif. Ce qui pousse à en faire plus. Ouvrant alors le fameux cercle vertueux : pratique => maîtrise => intérêt => pratique => maîtrise => intérêt, etc etc.
Quand tu rentres là-dedans, tout est magnifique. Tu le connais ce sentiment. Tout le monde l’a vécu avec ce métier. Tu pratiques pendant des heures et ça marche pas. Tu bosses, tu cherches, t’essayes de comprendre, tu galères pendant des heures. C’est mission impossible cette affaire. Tout d’un coup, tu percutes ! Tu changes un truc, tu relances ton app, et BOUM, ÇA MARCHE !
Et c’est là que, soudainement, tout le monde commence à parler de « révélation », « passion », « vocation » ou de ce que tu veux. Non, c’est pas magique ce qui s’est passé. T’as bossé, t’as un beau résultat, tu prends du plaisir et tu recommences.
Faut arrêter avec ces conneries de « destiné » et reconnaître que seul le boulot donne des ailes. Bref, c’est normal si tu ressens pas un intérêt dévorant tout de suite. Ça va venir.
Je te parlais de religion chez les développeurs y’a pas longtemps. Je te racontais comment j’ai eu un coup de foudre tout de suite. Ce que je dis pas c’est que j’ai commencé par faire des trucs très faciles. Des pages HTML simples qui me donnaient du pouvoir. J’ai pris des grands coups de dopamine. Lentement, très lentement, pendant des années. Et surtout sans aucune contrainte. Bref, le terreau parfait pour créer une passion parmi tant d’autres.
Le problème, c’est qu’aujourd’hui, il faut aller vite. Les formations durent 9 semaines. Plus personne prend le temps de rien. Difficile de profiter du paysage quand tu tapes un sprint. Et si en plus on t’hurle qu’il faut être un passionné alors que t’as plus de souffle, c’est chaud.
En plus de ça, la passion, en vrai, c’est pas le Walt Disney que tout le monde t’a survendu.
L’horrible vérité sur la passion
La passion est utilisée à outrance par les entreprises. Ce ne sont pas les développeurs qui en parlent le plus. Ce sont les entreprises qui en parlent le plus. Et la passion est souvent pervertie dans le process. Un développeur va parler de plaisir. Une entreprise va parler de performance.
Si tu vois une annonce qui veut seulement des véritables passionnés et qui ne parle pas du tout d’équilibre travail-famille, ça pue la merde. Tu vas faire 80 h semaine. Ton salaire va être négatif. Cette entreprise va se décharger de toute obligation légale de formation. Va falloir t’autoformer en dehors du travail sur tout et en permanence. Tu vas sacrifier la plupart de ton temps libre pour ton travail. Mais bon, toi t’es un véritable passionné, donc ça va non ?
Non, ça va pas. La passion doit rester une affaire personnelle, pas un prérequis pour un travail. Aucune entreprise ne devrait l’exiger. C’est d’un malaise infini quand je le vois dans la liste des obligations.
La passion n’est pas une ressource infinie. On te dit que la passion va être ton moteur pour toujours apprendre plus et être plus performant. Mais à force de tirer sur la corde, la corde finit par péter. Si tu fais que coder en permanence, ça va te sortir par les yeux et tu va finir par détester ça. Pour recharger les batteries, comme tout, il faut de la modération.
Putain, c’est pourtant évidant ce que je raconte là. Pourquoi dans ce domaine on est obligé de rappeler un truc aussi basique ? Tu risques même de complètement la perdre ta passion si tu forces trop. Il te faut un équilibre.
La passion n’est pas le plus important pour ta carrière. On t’a appris que si tu fais un travail par passion, tu ne travailles pas un seul jour dans ta vie. Tout sera parfait et rien ne sera jamais pénible. C’est faux ! Dans la vraie vie, tu bosses pareil. Tu bosses pareil car tu ne fais pas les choses pour toi, comme tu le veux et avec ce que tu veux. C’est ta boite qui va te dire quoi faire. Et parfois, ton boulot va te soûler, et c’est normal.
Je lis pas mal de bouquins en ce moment. J’en ai lu un en particulier qui parle de ce sujet. Ce bouquin répond à une question : suivre ta passion est-il le meilleur conseil de carrière pour ton succès et ton bonheur ? Ce bouquin est très convaincant à t’expliquer que non. L’auteur explose le mindset autour de la passion durant tout le livre. Il le compare avec le mindset Craftman qui est bien plus important. Ça s’appelle « So Good They Can’t Ignore You » et je te le conseille très fortement pour ton plan de carrière, peu importe ton domaine.
Voilà, j’ai fini de foutre des coups de battes partout. Maintenant, il faut qu’on discute de comment réussir, sans passer sa vie a codé.
Pour les anciens
Je veux également m’adresser à toi qui es là depuis longtemps. Ça fait un moment que tu supportes cette tyrannie. Il est temps de respirer un coup.
Tu n’as pas besoin de dédier ta vie à ton travail pour être légitime. Les meilleurs développeurs avec qui j’ai jamais travaillé n’étaient pas des passionnés. La plupart d’entre eux avaient un vague intérêt et beaucoup de pratique et d’expérience. Ces stéréotypes et ces obligations ne concernent que ceux qui les acceptent. Il est temps d’arrêter de se comparer aux autres.
Oui, la programmation exige un investissement supplémentaire. Je vais pas te mentir, tu le sais autant que moi, notre domaine est complexe. Comme j’arrête pas de le dire, il faut de la pratique. Et donc oui, il faut bosser en plus. Mais pas besoin que ça devienne le bagne. Cette pratique doit être à ton rythme et sans contrainte. Et en effet la passion c’est bien pour ça, mais c’est pas obligatoire. Le conseil que je peux te donner c’est de mélanger tes centres d’intérêts et du coup, mélanger le temps que tu leur accordes.
Par exemple : j’aime le dev, j’aime écrire et j’aime apprendre de nouvelles choses. J’ai donc décidé de faire ce blog. Sans la combinaison de ces trois facteurs, ce blog n’existerait pas. Quand j’ai envie d’apprendre et d’écrire, je choisis un sujet technique ou plus général sur le dev, je le ponce, et ça donne ça. Je pourrais utiliser ce temps pour faire beaucoup d’argent en faisant du freelance. Je pourrais utiliser ce temps pour faire des exercices sur LeetCode. Mais je suis là à écrire cet article, et je kiffe un peu trop ce que je fais !
J’aime courir aussi. Du coup, j’ai fait une appli mobile React Native qui me notifie tous les 2 km sur mon portable en m’envoyant un GIF random via Giphy. Je peux te dire que l’appli en elle même, elle est complètement débile. Elle ne sert à rien. Je suis mort de rire à chaque notification quand je découvre un gif à la con en courant.
Être un développeur devrait rimer avec plaisir et équilibre. J’ai pas la passion de React Native. J’ai pas besoin de connaitre React Native. J’ai fait cette app à mon rythme, de façon sporadique, sur plusieurs semaines, quand j’avais vraiment envie de le faire. Je me suis autoformé sur React Native tranquillement, en faisant ma connerie. Et quel plaisir ! Mon plaisir de coder et l’équilibre dans ma vie étaient intacts quand j’en avais fini. Je n’ai pas sacrifié du temps avec ma famille, mes amis et ça m’a même poussé à courir plus.
Tu veux devenir un meilleur développeur sans sacrifier ta vie ? Construis des conneries (super talk de Sara Viera, je conseille fortement aussi) ! À ton rythme, sur le sujet et la techno de ton choix. Le YouTuber Micode a fait une vidéo qui est un bel exemple. Il a fait un bot pour s’acheter des Tacos sur Uber Eat et ça se voit qu’il a kiffé. Crois-moi, si tu n’as jamais fait ce genre de connerie, tu sous-estimes tout ce que va t’apporter comme savoir et plaisir.
Mais du coup, si la clef c’est la pratique et que les passionnés pratiquent plus, les passionnés sont forcément meilleurs ? Oui, c’est logique. Mais là encore, c’est pas une règle absolue.
Être passionné, c’est très bien
Commence pas à me faire dire ce que j’ai pas dit en isolant certaines parties de cet article. Bien sûr que la passion est une autoroute pour l’excellence. Bien sûr qu’il n’y a rien de mal à consacrer sa vie au développement si t’aimes ça. Tu fais ce que tu veux et franchement tant mieux pour toi. Bravo, tu as une passion monstre qui est ton métier. Continue comme ça.
J’espère juste que tu ne perdras pas ta précieuse passion à force de tirer dessus. L’autoroute qui mène à l’excellence est la même qui mène au burnout. Arrête-toi dans une aire de temps en temps.
Également, ça ne veut pas dire que tout le monde doit être 300 km/h pour être respectable. Et il s’agit encore moins d’une nécessité absolue pour l’excellence. J’ai croisé beaucoup d’excellents développeurs sans passion particulière. Juste des très bons techniciens.
Je m’en souviens d’un en particulier. Quand je lui est posé la question de si c’était une passion pour lui, il ma répondu immédiatement, très froidement : « Pas du tout. C’est le seul truc que je sais faire et il se trouve que je le fais bien. » Ce mec est tech lead dans une très grande boite française. Il est impressionnant dans son domaine. Et c’est loin d’être le seul. Je suis sûr que si on ne mettait pas autant de pression autour de ça, beaucoup de gens se révéleraient moins passionnés qu’ils le disent.